Dans son premier livre qui l’a fait connaître au grand public, intitulé « l’erreur de Descartes », Antonio Damasio traite du rôle de l’émotion et du sentiment dans la prise de décision, en faisant référence à la théorie fonctionnaliste de W. James. Son deuxième livre, « le sentiment même de soi », nous éclaire sur le rôle des émotions et des sentiments dans la construction du soi. Enfin, dans son dernier ouvrage, « Spinoza avait raison », l’auteur concentre son propos sur les sentiments eux-mêmes ; il s’efforce de les définir et d’expliquer leur contribution à l’expérience humaine.

1) Dans « l’erreur de Descartes », A. Damasio apporte une vision originale sur la manière dont les émotions se manifestent dans les inter-relations étroites qu’entretiennent le corps et le cerveau dans la perception des objets. En s’appuyant sur de l’étude de cas « Phinéas Gage », l’auteur se propose de montrer comment les émotions permettent de nous adapter à l’environnement et pourquoi « pour le bon et le moins bon » elles font partie de la raison (contrairement à ce qu’indique une certaine culture classique cartésienne, d’où le titre évocateur du livre). Phinéas Gage travaillait dans la construction des chemins de fer de l’Ouest américain au siècle dernier. À la suite d’un accident d’explosif, une barre à mine lui traversa la boîte crânienne. Gage sortit miraculeusement vivant de ce drame, mais en changeant radicalement de personnalité : l’homme, qui était apprécié et respecté avant l’accident, devint, à la suite de celui-ci, asocial et très mal habile dans ses choix de vie. En étudiant les conséquences neuropsychologiques de la lésion cérébrale de Gage, il apparaît que celui-ci avait perdu le respect des conventions sociales et des règles morales antérieurement apprises, alors même que ni les fonctions intellectuelles fondamentales, ni le langage n’avaient semblé compromis. Pour Damasio, le « cas Gage » illustre idéalement comment la lésion d’une partie de la région préfrontale (ventro-médiane) perturbe significativement l’émotivité, ce type d’atteinte ayant pour conséquences d’abolir la capacité de bien programmer ses actions dans l’avenir, de se conduire adroitement en fonction des règles sociales antérieurement apprises et enfin de faire des choix susceptibles d’être plus avantageux pour sa survie. Ainsi, grâce à l’apport de la neuropathologie, on peut appuyer l’idée selon laquelle le cerveau a pour caractéristique de permettre d’anticiper l’avenir et de former des plans d’action, ceci en s’appuyant sur l’orchestration fine de l’émotion. En effet, l’émotion donnerait du poids aux différentes solutions d’avenir en termes de survie et d’intérêt propre, ceci en s’appuyant sur le marquage émotionnel factuel acquis par la personne et sur le marquage émotionnel inné de son espèce. Pour étayer sa démonstration générale, Damasio avance, dans la première partie de son livre, que les circuits neuronaux, qui sont à la base de la perception des émotions, sont localisés dans le système limbique, mais aussi dans certaines zones du cortex pré-frontal, tout autant que dans les régions du cerveau où se projettent et sont intégrés les signaux en provenance du corps. Dans une seconde partie, l’auteur tente de montrer que la perception des émotions correspondrait à l’information sensorielle provenant d’une certaine partie du paysage corporel, à un instant t. La juxtaposition de cet état à un événement non corporel, la perception d’un objet extérieur par exemple, revêtirait alors cet évènement d’une « qualité » bonne ou mauvaise en fonction de l’information provenant du corps : la capacité de percevoir des émotions représentant un mécanisme d’évaluation de la qualité des relations entre l’organisme et les objets (concrets ou abstraits), une valeur cognitive serait donc attribuée aux émotions, selon cette théorie dite « des moyens somatiques ». Enfin, dans la troisième partie de l’ouvrage, Damasio termine sa démonstration en précisant comment le corps fournit un contenu fondamental aux représentations mentales. Celui-ci constitue le cadre de référence de notre représentation du monde, de notre relation à ce dernier : les représentations fondamentales du corps en train d’agir forment un cadre spatial et temporel stable, sur lequel les autres représentations pourraient s’appuyer. Ainsi, le fait d’exister précéderait celui de penser, contrairement à ce qu’indique la pensée cartésienne.

2) Malgré l’originalité de « l’erreur de Descartes » et la richesse de son exposé, la théorie d’Antonio Damasio n’allait pas jusqu’au bout de l’explication du ressenti émotionnel car elle n’expliquait pas comment le sentiment devient connu de l’organisme qui ressent. Dans son deuxième livre, intitulé « le sentiment même de soi », Damasio s’attache à combler cette lacune : il se propose de comprendre comment les individus s’avancent dans la pleine lumière de la conscience, en examinant les circonstances biologiques et émotionnelles qui permettent la transition cruciale de l’état d’insu à l’état de connaissance, et ceci en prenant pour toile de fond le sentiment même de soi, partie indispensable de l’esprit conscient. Pour comprendre ce processus fluctuant, le neuropsychologue affine la conceptualisation du soi pour les notions de « proto soi » (le soi le plus primaire, inconscient et qui s’inscrit dans tout le corps de façon dynamique grâce aux structures cérébrales vitales et anciennes au niveau phylogénétique), de « soi central » (en simplifiant : le soi ressenti actuel « ici et maintenant ») et de « soi autobiographique » (le soi passé et futur, enrichi de toute la perspective individuelle et factuelle) ; les deux premiers soi (proto soi et soi central) constituant la « conscience noyau » et les deux derniers soi (soi central et soi autobiographique) constituant la « conscience étendue ». En s’appuyant sur les principes de l’homéostasie, Damasio pense que la conscience – définie pour les besoins opérationnels de ses recherches comme la connaissance immédiate que possède un organisme de soi et de ce qui l’environne – est une plaque tournante dans l’évolution, en continuité des processus émotionnels. Dans le prolongement de ces derniers en effet, les processus conscients sont chargés de permettre à l’organisme individuel de faire face à des évolutions imprévues dans son environnement, de sorte que les conditions fondamentales de la survie continuent d’être remplies. En s’appuyant sur le corps biologique, l’esprit tire son origine du fonctionnement narratif du cerveau, qui établit des comptes-rendus des relations entre l’organisme et les objets (les objets traités par l’organisme fonctionnant à l’intérieur de celui-ci comme des inducteurs émotionnels de conscience, l’esprit quant à lui correspondant à l’animation vive et synthétique des relations du corps à l’objet). Ainsi, raconter des histoires semble une caractéristique inconsciente et naturelle du cerveau, qui replace alors l’organisme et les objets de conscience dans un contexte personnel et subjectif, le ressenti intime du sentiment même de soi, en fonction du marquage somatique émotionnel passé (génétique et acquis), mais aussi, c’est un point important, en fonction des perspectives d’avenir. Selon cette logique temporelle mixte, les modifications du soi au cours d’une vie ne dépendraient pas seulement du remodelage conscient et inconscient du passé, mais aussi de la mise en place de la configuration des perspectives d’avenir, l’un des facteurs clefs de l’évolution du soi tenant à l’équilibre qui s’instaure entre ces deux déterminations, le passé vécu et l’anticipation du futur. En poursuivant cette perspective d’homéostasie corporelle et mentale, les scénarii qui s’établissent sous forme de désirs, de souhaits, d’objectifs et d’obligations exercent à chaque instant une influence. Ils contribuent aussi à remodeler les expériences du passé, consciemment et inconsciemment, ainsi que la personne que chacun pense être, instant après instant. Ainsi, grâce à la richesse de l’imagination humaine, le scénario de la vie de chaque individu s’écrit en versions multiples, tout en s’accordant constamment dans l’ombre avec la sélection qui convient le mieux à un soi unique et unifié. Grâce au sentiment même de soi, le soi et la subjectivité prennent forme au contact de l’objet. Ces sentiments s’enrichissent avec l’échange, l’expérience et la culture, mais ils s’enracinent toujours profondément dans le corps biologique et se développent donc toujours sous ses auspices. Ce mécanisme subtil, qui évalue la probabilité que les scénarii retenus favorisent la continuité historique du soi à travers le temps, permet aux créatures dotées d’une conscience évoluée de faire le lien entre le monde de la régulation homéostatique et celui des créations imaginaires, et ainsi d’étendre leur pouvoir d’anticipation et de créativité afin de vivre de façon satisfaisante, voire de changer les conditions de leur existence.

3) Dans son troisième ouvrage intitulé « Spinoza avait raison », Antonio Damasio reprend sa théorie évolutionniste et homéostatique de l’émotion pour affiner la compréhension des sentiments et leur signification universelle. L’auteur poursuit le développement de sa thèse dans deux directions. D’abord, il fait référence aux découvertes neuroscientifiques les plus récentes. Ensuite, il établit un lien original avec la philosophie de Spinoza. À travers ces deux éclairages, Damasio reprend l’idée essentielle selon laquelle la vie représente un acte complexe où les sentiments sont l’expression de la lutte pour atteindre l’équilibre. L’esprit existe pour le corps : ils composent ensemble un organisme qui tend à se préserver et à atteindre le bien-être via les émotions et les sentiments (« the brain’s body-furnished, body-minded mind is a servant of the whole body »). Le sentiment même de soi oriente le processus de planification mentale vers la satisfaction de ce besoin essentiel, qui s’apparente au fameux « conatus » spinoziste. Le neuropsychologue américain d’origine portugaise, pragmatique mais humaniste, rejoint ainsi partiellement la philosophie de Spinoza qui fait des émotions et des sentiments un moyen de nourrir la vie. À la toute fin de l’ouvrage, Damasio envisage de façon positive mais mesurée quelques avancées en matière thérapeutique et même sociale que pourraient permettre les neurosciences nouvelles


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